Dans un remarquable jugement du 31 décembre 2019, le tribunal d’instance de Mamoudzou (Mayotte) a condamné la compagnie Air Austral à indemniser des passagers dont le vol, prévu en septembre 2018, a été retardé plus de 16 heures. Et ce, alors que la compagnie s’estimait exonérée de cette obligation (prévue dans le règlement européen n°261/2004) en raison de la nature de la source du retard. À savoir, le fait que l’appareil prévu initialement pour le vol était cloué au sol dans le cadre d’une inspection approfondie de ses moteurs Rolls-Royce Trent 1000, des moteurs notoirement atteints d’un vice caché dans leur conception. Le tribunal a suivi les conclusions de l’avocat des plaignants, Me. Benjamin BEAULIER et a tranché que le vice caché et les inspections en résultant ne correspondaient pas à des circonstances extraordinaires.
Le contexte du litige
Depuis 2018, Air Austral ne cesse de connaître des déboires avec ses deux Boeing 787, des avions de dernières générations. Les réacteurs Trent 1000 qui les équipent font partie d’une série de moteurs dont certains éléments se sont révélés susceptibles de s’user plus rapidement que prévu. Il s’agit d’un risque pour la sécurité des passagers et de l’équipage. En conséquence, plusieurs compagnies ont dû immobiliser les appareils concernés afin de mener des inspections en profondeur, et si nécessaire réparer les moteurs touchés.
Air Austral a déjà dû immobiliser ses appareils à plusieurs reprises, en 2018, 2019 jusqu’en 2020. Il est important de noter que bien que ces immobilisations soient évidemment de nature à perturber les plans de vols de la compagnie, ces perturbations ne sont pas entièrement imprévisibles. Il ne s’agit pas d’un événement bref, comme la collision d’un appareil avec un volatile, et nécessitant des réparations généralement effectuées en seulement quelques jours voire quelques heures. Même si ces révisions sortent du cadre des révisions habituelles, les immobilisations des Boeing 787 sont programmées sur la durée, et il appartient à la compagnie d’en prévoir les conséquences sur ses plans de vols et donc de limiter leur impact sur les passagers.
Le raisonnement du tribunal
En application du règlement européen n°261/2004, le tribunal rappelle que si les compagnies doivent indemniser les passagers dont le vol a été retardé plus de 3 heures à l’arrivée, elles peuvent néanmoins s’exonérer de cette obligation si une circonstance extraordinaire se trouve être la cause du retard. Il ne suffit cependant pas d’invoquer la survenance une telle circonstance, qui doit être caractérisée par le cumul de certains critères.
Juridiquement, le tribunal reprend ici la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). (La plus haute cour de l’Union Européenne possède effectivement une autorité suprême dans l’interprétation des règlements européens, et lui permet de préciser et surtout d’unifier la manière dont les dispositions du règlement doivent être interprétées par les juridictions nationales). La CJUE a encore récemment établi qu’une circonstance extraordinaire correspond à un événement qui, par sa nature ou son origine, n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné. De plus, cet événement doit échapper à la maîtrise effective de celui-ci.
En l’espèce, le tribunal relève très justement que l’immobilisation de l’appareil ne pouvait plus constituer, en septembre 2018, une circonstance extraordinaire. Plusieurs arguments sont à relever. Tout d’abord, le vice caché qui affecte les réacteurs Rolls-Royce a été révélé dès 2017, et à partir de 2018, l’Agence Européenne de la Sécurité Aérienne a imposé des intervalles d’inspections des moteurs plus réduites que d’ordinaire. Surtout, le vol réservé par les passagers avait lieu plus de 2 mois après qu’Air Austral ait pris la décision d’immobiliser l’appareil. Le tribunal retient donc qu’il s’agit à ce stade d’un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité de la compagnie Air Austral. C’est d’ailleurs ce que prouve l’organisation de la compagnie autour de cet événement, en notant qu’un autre appareil avait été affrété pour effectuer le vol, ce que les passagers peuvent normalement attendre d’une compagnie aérienne dans ces conditions.
Conséquences pour les autres passagers d’Air Austral
Ainsi qu’affirmé plus haut, l’immobilisation d’un Boeing 787 durant l’été 2018 n’est pas unique. À partir de juin 2019, la compagnie réunionnaise a dû une nouvelle fois immobiliser un de ses deux appareils durant plusieurs mois, au plus fort de la haute saison. Le 10 février 2020, le second appareil a été immobilisé pour une durée initialement prévue à 4 mois. Malgré la récurrence de ces immobilisations, l’organisation et la communication de la compagnie Air Austral ont semblé insuffisantes pour bon nombre de passager.
Durant cette période, nous avons du traiter de très nombreuses demandes de passagers touchés par des reports de vols ou des annulations de vols d’Air Austral en lien avec les problèmes de moteur du 787.
explique Anaïs Escudié présidente de RetardVol.fr
Si ceux-ci effectuent une réclamation sur le site de la compagnie, une réponse invoquant le vice caché touchant les réacteurs Trent 1000 est donnée, refusant sèchement l’indemnisation aux passagers concernés.
La compagnie affrète les appareils et équipages d’autres compagnies, dont l’espagnole Wamos, pour remplacer un de ses Boeing 787, mais de nombreux passagers se sont plaints du changement d’horaire parfois peu de temps avant le vol, entraînant des vols avancés, retardés ou même annulés. Ces vols doivent donner lieu à l’indemnisation des passagers par Air Austral. Il faut rappeler que dans ce type d’affrètement, la CJUE a affirmé qu’il appartient à la compagnie qui organise le plan de vol (Air Austral), et non celle qui l’opère (Wamos), d’indemniser les passagers en cas de retard ou d’annulation.
Le jugement du tribunal d’instance de Mamoudzou est donc une étape extrêmement encourageante pour les nombreux passagers ayant fait face à une situation similaire ces derniers mois. Ce jugement confirme que la compagnie Air Austral ne peut prétendre que l’immobilisation de son Boeing 787 l’exonère de son obligation d’indemniser les passagers pour la totalité des vols retardés ou annulés sur une période de plusieurs mois.